Pangea : questions sur un modèle d’investissement direct dans l’agriculture québécoise.

La compagnie d’investissement agricole Pangea apparaît régulièrement, depuis quelques mois, dans les débats sur la relève agricole ou sur la propriété du foncier agricole au Québec. Au-delà du cas particulier de Pangea, sur lequel nous allons revenir très bientôt, un enjeu de fonds demeure : la capitalisation des entreprises agricoles dans un contexte d’endettement élevé, d’inflation de la valeur des actifs agricoles, de volatilité des prix agricoles, et d’innovation continue.

La diversification des sources de capitaux sera nécessaire pour permettre les investissements requis dans les entreprises agricoles, et ainsi les garder compétitives dans le futur. En ce sens, l’intérêt des investisseurs pour l’agriculture est le bienvenu, d’autant plus s’il peut s’intégrer dans une dynamique structurante des filières agricoles.

Instituer un contrôle du marché foncier n’est probablement pas nécessaire à ce stade. Encourager la diversité des formes d’investissement dans l’agriculture devrait permettre d’alimenter les flux de capitaux nécessaires à son développement et à son épanouissement tout en évitant toute déstructuration réelle, et ce grâce aux bienfaits de la diversité de ces formes et de leur mise en concurrence.

En ce qui concerne maintenant Pangea, et à la lumière des différents articles publiés dans la presse (ici, ici, et ici), et des informations présentées sur le site internet de l’entreprise (ici), de nombreuses questions se posent et les commentaires qui suivent en sont le reflet.

Tout d’abord, le modèle des Sociétés Opérantes Agricoles (SOA) promu par Pangea repose sur une co-entreprise entre le fonds (49%) et un agriculteur (51%). Comme les deux parties restent propriétaires de leurs terres, je suppose que la co-entreprise porte sur le partage des revenus des opérations selon leur contribution relative à la base productive. Les récoltes physiques sont-elles partagées ? Ou est-ce le produit de la vente des récoltes ? Dans ce dernier cas, qui décide de la stratégie de gestion du risque ? la SOA est-elle l’entité enregistrée auprès du Ministère de l’Agriculture pour recevoir les aides publiques ? Comment est rémunéré le capital de Pangea ? Autre question relative au modèle d’affaires : quelles sont les termes d’une dissolution de la SOA ? La SOA peut-elle s’endetter ? Y-a-t-il des clauses restrictives ? Pangea peut-il vendre unilatéralement ses terres ? Cela affecterait-il la SOA ? Pangea serait en partie capitalisé par des investisseurs institutionnels : comment seront-ils rémunérés ? y-a-t-il des limites de participation ? Comment sont prises les décisions ? Quelles sont les conditions d’une sortie d’un investisseur ? C’est en ayant des réponses à ces questions que nous pourrons réellement évaluer l’équilibre des pouvoirs dans le partenariat proposé par Pangea.

Examinons maintenant l’impact potentiel sur le marché foncier agricole au Québec. Il dépendra essentiellement de trois éléments : i) la flexibilité quant aux surfaces exploitées par chaque SOA, ii) le rythme de déploiement du capital, et iii) la politique interne d’investissement et de gestion du risque relativement aux valeurs de terres acquises.

En ce qui concerne le premier point, si le modèle est de développer des SOA exploitant 1000 hectares, ou plus, en grandes cultures dans des zones où le potentiel agronomique est satisfaisant, alors le nombre de partenaires potentiel au Québec est relativement limité avec environ 400 fermes, orientées vers les grandes cultures et exploitant plus de 500 hectares dans ces régions, en 2011. L’empreinte de Pangea dépendra donc de leur capacité à convaincre un nombre restreint d’entrepreneurs et/ou à élargir leur bassin en incluant des fermes plus petites et donc à modifier leur modèle.

Le rythme de déploiement du capital est le facteur qui est le plus porteur de risque de déstabilisation du marché foncier agricole dans les régions où Pangea souhaite s’implanter, notamment s’il doit être rapide. En effet, les transactions permettant de rapidement constituer des blocs de la taille visée sont relativement rares. Aussi, Pangea pourrait être amené à participer à des enchères, courant le risque de voir la valeur d’acquisition s’éloigner de la valeur technico-économique des terres. Pour mettre en perspective, 50 million de dollars permettraient d’acquérir entre 5,000 et 7,000 ha dans le contexte actuel du prix des terres au Québec. 50 million de dollars représentent autour de 15% à 25% des transactions annuelles de foncier agricole au Québec (entre 200 et 300 millions de dollar par an selon Statistiques Canada).

Cela nous mène au troisième point, à savoir celui  de la politique d’investissement et de gestion du risque relativement à la valeur des terres acquises. Pangea affirme vouloir investir selon la valeur agro-économique des terres considérées. Sans considération pour les débats théoriques relatifs au concept et modèles de la valeur des terres agricoles, et en ramenant la valeur agro-économique à la valeur nette présente déterminée par le revenu net permis par les meilleurs rendements et les conditions macro-économiques pertinentes, on constate que, dans de nombreuses régions du Québec, il y a un écart parfois important entre prix réel des terres et leur valeur agro-économique. Pangea peut-il vraiment participer au marché foncier agricole en se limitant à la valeur agro-économique des terres ? ou alors son modèle de valeur agro-économique inclut-il d’autres éléments tels qu’une valeur d’option portant sur le gain en capital lors de la revente (voir ici) ?

C’est à travers les réponses à toutes ces questions que le modèle proposé par Pangea peut réellement être évalué par rapport à son effet structurant ou non sur le milieu agricole dans lequel il s’implante. Pangea n’est peut-être pas le modèle le plus adapté au monde agricole québécois et l’on peut nourrir des doutes quant à l’étendue de ses bienfaits. Néanmoins, il est bien trop tôt pour condamner ce projet et vouloir agir de manière à prévenir l’émergence de nouveaux modes d’investissement dans l’agriculture. En effet, cette polémique récurrente ne doit pas occulter l’enjeu clé évoqué en introduction : qui seront les entrepreneurs agricoles québécois de demain ? D’où proviendront les capitaux qui permettront leur développement ? Vous pourrez trouver une amorce de réflexion sur ces questions ici.